Les ressorts de juridiction des greniers à sel sous l'Ancien Régime


Jean-Michel Gorry

Sous l'Ancien régime, le sel supportait un impôt indirect fort impopulaire : la gabelle. L'État avait en principe le monopole du commerce du sel, très réglementé, mais ne l'exerçait pas lui-même ; il était donné en bail tous les six ans, ce qui constituait la Ferme générale des Gabelles. Les capacités et la solvabilité de l'adjudicataire étaient garanties par quarante financiers, puis soixante (de 1756 à 1780) qu'on appelait les fermiers généraux. L'adjudicataire qui payait d'abord son bail et devait se faire payer ensuite et qui, pour éviter la fraude, exerçait lui-même sa police, était l'objet principal du mécontentement populaire. Il disposait dans les provinces de directeurs et de tout un personnel de secrétaires, contrôleurs, inspecteurs, etc. Ainsi pour les gabelles, la généralité de Tours était divisée en trois grandes directions : Angers, Le Mans et Tours qui se répartissaient la gestion des greniers à sel (GORRY 1985).

La législation touchant ces impôt et sa répartition dans le royaume de France était très complexe, ne serait-ce que pour tenir compte des lieux de production : salines et marais salants. Ainsi depuis le milieu du 16e siècle, le Poitou, entre autres provinces, était « pays rédimé » (résultat d'un long conflit avec le roi), c'est-à-dire qu'il avait racheté l'impôt de gabelle et s'en trouvait définitivement dispensé. Dans cette province, on payait le sel « au prix du marchand », de 4 à 15 livres le minot (environ 39 litres). En pays de gabelle, le montant de l'impôt était très variable selon les lieux ; dans les limites de l'actuel département d'Indre-et-Loire, presque toutes les communautés supportaient un tarif élevé : c'était un pays de grande gabelle. Le prix du sel variait de 39 à 42 livres le minot. Sachant que le privilège de franc salé (exemption de la gabelle) permettait souvent d'acheter le sel à moins de 10 livres le minot, on mesure l'importance de cet impôt.

Le sel vendu en Touraine devait venir de Brouage, des îles voisines ou du comté de Nantes ; s'il venait d'ailleurs, c'était du faux sel passible de poursuites judiciaires. En outre, chaque chef de feu devait obligatoirement acheter chaque année une quantité de sel suffisamment élevée pour décourager la fraude (quantité théorique : un minot pour 14 personnes soit environ 2,8 litres par personne) ; c'est ce qu'on appelait le sel de devoir. Et ceci pour pot et salière seulement. Le sel pour les salaisons, si importante autrefois, était à prendre en plus.

La distribution de ce sel, dans ces conditions, avait très tôt provoqué le développement d'une administration tatillonne et le contrôle incessant des agents des gabelles. Il existait une pesante réglementation pour le transport du sel par eau et par terre ainsi que pour les dépôts et réserves dans des bâtiments appelés greniers à sel. Ces greniers étaient loués par l'adjudicataire des gabelles, le plus souvent à des particuliers, mais parfois à des communautés urbaines : ainsi à Chinon, où le grenier à sel a trouvé à se loger dans des dépendances de l'hôtel de ville, et à Richelieu dans les Halles, à droite et à gauche. Généralement le grenier à sel est une maison sommairement aménagée, avec un bureau pour la comptabilité et les nombreux litiges, un local servant de chambre d'audience et le grenier proprement dit où le sel, déposé au rez-de-chaussée par masses soigneusement pesées, était distribué aux particuliers. Ce qui suppose tout un matériel, propriété de l'adjudicataire : une trémie, parfois deux, avec soupapes et grilles en cuivre, échelle pour y monter, une grande balance à fléau de fer et plateaux en chêne, escabeau ; et puis tous les ustensiles habituels : chevalets et croix pour supporter les mesures (minots, quarts et demi-quarts), poids en fonte (d'un quart de livre à 50 livres), la rade pour araser la mesure dans le minot, les tranchets, pelles, etc., sans oublier les bancs, les chaises, la table, les registres, les portes à trois clés et au mur, parfois, un tableau religieux pour surveiller le tout.

Ces greniers à sel étaient certes des bâtiments destinés à stocker le sel et à le distribuer. Mais ils constituaient aussi une circonscription administrative dotée d'une juridiction particulière dont le chef-lieu était la ville où ils étaient établis (carte 1). Cette juridiction comprenait pour chaque grenier un président, un grenetier, un contrôleur, un procureur et un greffier. Le service pratique de la vente sous le contrôle du grenetier était assuré par des commis. Dans le langage courant, « le grenier de...  » désignait donc aussi bien l'entrepôt que la circonscription. Cette dernière était parfaitement définie par la nomenclature des communautés qui en faisaient partie et dont les habitants étaient les ressortissants du dit grenier ; ce qui supposait que les limites communautaires, confondues le plus souvent avec les limites paroissiales, étaient bien connues.

Dans les pays rédimés, donc en Poitou, le sel était stocké dans des « dépôts » qui constituaient eux aussi des circonscriptions. Les habitants de ces pays étaient tenus de prendre le sel au dépôt dont ils ressortissaient mais ils pouvaient obtenir une permission (le passavant) pour acheter leur sel dans un autre dépôt. Pratiquement le sel des dépôts - au sens de magasins - était acheté par des marchands qui le vendaient les jours de marché. Ces provinces dispensées de l'impôt posaient de sérieux problèmes de distribution. Dans les confins, les limites étaient bien fragiles entre la Touraine et le Poitou. Les conflits étaient permanents et le pays constamment parcouru par les brigades à la recherche des fraudeurs ; les « gabelous », de jour comme de nuit, pouvaient fouiller indécemment les dames autant que les maisons. Une communauté, Pont-Amboizé, parvint même à passer au dépôt Châtellerault, donc exemptée de gabelle, en entraînant une bonne partie des habitants de Luzé et de La Tour-Saint-Gelin ; et de même pour Courcoué. L'administration des gabelles a très tôt conçu la nécessité de dresser une barrière territoriale assez large pour dissuader les tentations du faux saunage. Il y avait donc deux sortes de greniers :

- les greniers à sel d'impôt : les particuliers ne pouvaient acheter eux-mêmes leur sel de devoir. Dans le ressort du grenier d'impôt, chaque communauté élisait un collecteur du sel, différent du collecteur des tailles, qui, chaque trimestre, devait prendre au grenier la totalité du sel imposé à sa communauté et le rapporter dans la même journée. Il procédait ensuite à la distribution aux chefs de famille suivant un rôle de l'impôt du sel qui avait été établi auparavant. C'est la barrière protectrice et dissuasive : sont donc d'impôt les greniers de Saumur, Chinon (sauf la ville en vente volontaire), Richelieu (dont les habitants de la ville et des faubourgs jouissaient du privilège de franc salé !), Sainte-Maure, La Haye (Descartes) et Preuilly-sur-Claise.

- Les greniers de vente volontaire : les particuliers pouvaient aller acheter au grenier leur sel de devoir selon leur commodité aux jours et heures d'ouverture ; tels sont, plus éloignés du Poitou, les greniers de Langeais, Le Lude, Château-du-Loir, Neuvy-le-Roi, Tours, Montoire, Herbault, Amboise, Loches et Montrichard. Bien entendu ces greniers devaient tenir la comptabilité de la distribution : chaque année, les collecteurs des tailles fournissaient copie de leurs rôles sur lesquels ils avaient ajouté les exempts de l'impôt du sel. Les commis des greniers de vente volontaire établissaient à l'aide du rôle des tailles de chaque communauté un registre appelé sexté où ils consignaient l'état de ventes.

Enfin il faut signaler que dans les greniers aux circonscriptions étendues, il fut très tôt établi dans certaines villes ou bourgs importants, des magasins appelés chambres à sel. Ayant été démembrées d'un grenier à sel, ces chambres constituaient aussi une circonscription, mais elles n'avaient pas de juridiction propre ; les affaires judiciaires étaient traitées par les officiers du grenier dont elles dépendaient.

Depuis sa première organisation en décembre 1366 jusqu'à sa suppression en mars 1790, l'administration des gabelles a connu une évolution qui l'obligea plusieurs fois à modifier le découpage des ressorts de ses greniers. Ces changements sont motivés par des raisons pratiques visant à mieux contrôler les administrés, à fournir des ressources nouvelles à l'État par la vente des offices ou à satisfaire quelques revendications locales de notables bien introduits. Dans les limites de cette notice, on ne peut suivre ces démarches dans le détail. On rappellera seulement les grandes étapes des 17e et 18e siècles qui éclairent la lecture des deux cartes présentant les circonscriptions des greniers à sel dans les limites du département d'Indre-et-Loire (Carte 1 et carte 2).

Sources :

- Atlas des gabelles 1665 (cartes manuscrites de Sanson), Paris, BNF, Cartes et Plans, Ge cc 1379.

- Ordonnance de Louis XIV roy de France et de Navarre portant Règlement sur le fait des Gabelles, donnée à Saint-Germain-en-Laye au mois de mai 1680.

- États de dénombrements ressorts de gabelles 1724-1726, dite « Enquête des gabelles ». Paris, BNF, fonds des manuscrits français 23917, 23919, 23925.

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