Franchissement des rivières et contrôle de la circulation au Moyen Age : les ponts, les ports et les péages


Elisabeth Zadora-Rio

En Touraine, la contribution de l'archéologie à la connaissance des franchissements de rivières au Moyen Age est encore faible. Des vestiges de ponts antiques en bois ont pu être identifiés et datés par la dendrochronologie et le 14C (Courtois 2007 ; Dumont et al.2007 ; Seigne, Neury 2007 ), mais ce n'est pas le cas pour les ponts médiévaux et nos informations proviennent encore essentiellement des sources écrites.

Les ponts et les ports (carte 1)

Les documents des 11e-12e s. mentionnent une quinzaine de ports - terme qui peut désigner aussi bien un embarcadère où on prend le bac pour traverser le fleuve qu'un lieu où les bateaux déchargent et entreposent les marchandises - et à peu près autant de ponts (carte 1). Leur localisation précise est cependant sujette à caution. Les recherches conduites depuis une quinzaine d'années dans plusieurs secteurs de vallée ont montré que le lit mineur de la Loire et de certains de ses affluents ont connu des transformations importantes au cours des Temps historiques (Carcaud et al.2002), et celles-ci ont nécessairement affecté les franchissements. D'autre part, les ponts étaient fréquemment détruits par les crues ou la débâcle des glaces, et ils ont parfois été déplacés lors de leur reconstruction : on ne peut donc pas se fier à la localisation des ponts actuels pour déterminer leur emplacement.

Aucun des ponts antiques en bois découverts au cours de ces dernières années sur la Loire, à Amboise (com. orale J.Seigne), à Tours et à Fondettes (Seigne, Neury 2007), ou à Candes-Saint-Martin dans le lit de la Vienne, à la confluence de la Loire (Dumont et al. 2007), ne semble avoir eu de postérité immédiate au Moyen Age. A Tours, il semble y avoir eu un hiatus de plusieurs siècles entre la disparition des deux ponts antiques et la construction sur un nouvel emplacement, entre 1034 et 1037, du pont élevé par le comte de Blois Eudes (Galinié 2007d). A Amboise, le pont gallo-romain n'existait plus dans le dernier quart du 6e s. puisque Grégoire de Tours raconte, dans le Livre II du De virtutibus s.Martini (§17), que lorsque le duc Gontran Boso voulut traverser la Loire en face du vicus d'Amboise, il dut utiliser un pont de bateaux qui fut disloqué par la force du vent, et il n'évita la noyade que grâce à l'intervention de saint Martin. D'après la Chronique des seigneurs d'Amboise, rédigée vers le milieu du 12e s., le pont d'Amboise a été construit vers 1110, par Hugues de Chaumont. A Candes-Saint-Martin, où un port est mentionné en 1188, l'existence d'un pont sur la Loire est attestée en 1399 (Mantellier 1867, I : 76).

Des ponts sont mentionnés aux 11e et 12e s. dans d'autres localités riveraines de la Loire, à Saint-Patrice, à Cangey et à Luynes, mais rien n'indique qu'ils étaient situés sur le fleuve plutôt que sur l'un de ses petits affluents en rive droite, comme le Lane, la Cisse, ou la Brenne.

L'existence de ponts est attestée également sur divers affluents de la Loire, en rive droite sur la Choisille, à La Membrolle, et surtout en rive gauche : sur le Cher , dès 919, à Pontcher, dans un diplôme de Charles III le Simple ; sur l'Indre à Reignac (autrefois Brayes) vers 1160 ; sur la Vienne à l' Ile-Bouchard vers le milieu du 11e siècle et à Chinon au début du 12e s. (Chartrou 1928 : 357-358), ainsi que sur deux affluents de la Vienne : la Veude à Champigny, vers 1126, et la Creuse à Descartes (autrefois La Haye), vers 1164.

Aucun pont médiéval de Touraine n'ayant fait l'objet d'observations archéologiques, leur aspect matériel nous échappe. Il est probable cependant que les ponts des 11e-12e s. étaient construits entièrement en bois, ou avec des piles de pierre surmontées d'un tablier de bois : la construction d'arches entièrement en pierre semble avoir été rare avant la fin du Moyen Age.

L'édification d'un pont représentait un investissement important qui manifestait la puissance de son constructeur, et aux 11e et 12e s., il s'agissait généralement du comte ou d'un seigneur châtelain. Monument de prestige, le pont était volontiers utilisé dans la mise en scène de l'autorité seigneuriale. Ainsi à Maillé (aujourd'hui Luynes), à L'Ile-Bouchard , à Brayes (aujourd'hui Reignac-sur-Indre), à La Haye (aujourd'hui Descartes) , c'est devant ou sur le pont que les seigneurs de ces agglomérations castrales choisissent a de souscrire solennellement des chartes de donation en faveur d'établissements religieux.

Le cas de Saumur, en Anjou , aux confins de la Touraine, montre cependant que même au 12e s. l'initiative de la construction des ponts n'avait pas toujours une origine exclusivement seigneuriale. Une charte du roi Henri II Plantagenêt indique qu'un pont de bois y a été construit vers 1160 par les bourgeois et les chevaliers de cette ville, « pour le salut de leurs âmes ». Sa construction portant préjudice aux moines de l'abbaye Saint-Florent de Saumur qui détenaient le transit par bac des pierres des carrières de Saumur sur l'autre rive de la Loire, le roi conféra aux moines, pour les dédommager, les revenus perçus au titre du pont, mais en contrepartie il leur demanda de remplacer chaque année une arche de bois par une arche de pierre, jusqu'à la reconstruction complète du pont. Après avoir accepté (et perçu le péage), les moines se dérobèrent et un acte de l'abbé daté de 1264 indique que le pont n'a pas été reconstruit en raison de la lourdeur excessive des frais (Bienvenu 1957a :216-217).

Un pont était une source de revenus importants, non seulement parce qu'il drainait la circulation et comportait la perception de péages, mais aussi parce que sa construction entraînait le plus souvent l'établissement de moulins-nefs, arrimés aux piles, ou de moulins pendants sous les arches, ainsi que la mise en place de pêcheries. Ces activités, qui fragilisaient la structure du pont, constituaient également une gêne pour la navigation. Les ponts de Tours et d'Amboise, qui prenaient appui sur des îles, étaient divisés en plusieurs sections, les unes réservés aux moulins, les autres à la navigation.

Les droits sur les ponts et leurs installations annexes étaient généralement subdivisés entre plusieurs possesseurs. A Chinon, la donation du pont à l'abbaye de Fontevrault par le comte Foulque V s'étala au moins sur une dizaine d'années : avant 1116, le comte donna aux religieux deux moulins de ce pont avec l'écluse, puis un autre moulin à la tête du pont, puis le pont lui-même moins l'obole qu'il retint pour lui avant de la leur concéder finalement en 1127. Entretemps, il leur accorda ce qu'un certain Ogier Barfer possédait sur ce pont (Bienvenu 1957 : 227-228). A la fin du Moyen Age, l'entretien des ponts, qui représentait une lourde charge, incomba aux corps de ville : ce fut le cas à Tours à partir de 1385 et à Amboise à partir de 1421. Ces deux ponts, qui furent fortifiés et intégrés aux défenses urbaines, comportaient des pont-levis qui pouvaient être relevés en cas de danger (Boisseuil 1992 ; Leray 1992 :103).

Quand les ponts étaient rompus, les bacs prenaient la relève. Lorsque le pont de Tours était impraticable, ce sont les chanoines de Saint-Martin, qui possédaient le port de Saint-Cyr, qui assuraient le transit par bac d'une rive à l'autre de la Loire (Noizet, Carcaud, Garcin 2004).

Outre les ports mentionnés à Tours et Candes sur la rive gauche de la Loire, il y en avait sur la rive droite à Marmoutier, Saint-Symphorien, Saint-Cyr-sur-Loire, Luynes, Cinq-Mars-la-Pile (à La Varenne ), Chouzé-sur-Loire et La Chapelle-sur-Loire (au Port d'Ablevois).

D'autres ports sont mentionnés sur le Cher à La Riche (à Port-Cordon) et Francueil (à Coulommiers); sur la Vienne à l'Ile-Bouchard, à Noyers et à Ports ; sur l'Indre à Cheillé et sur la Manse à Draché.

Péages et tonlieux (carte 2)

Le transit sur les rivières, qui relevaient toutes d'une autorité royale ou seigneuriale, était soumis à deux taxes principales : le péage, qui est un impôt prélevé sur le passage, par voie terrestre ou fluviale, et le tonlieu, qui est un impôt sur les marchandises, perçu également sur les marchés, mais dans la pratique ces deux termes, qui désignent en principe des prélèvements distincts, sont très souvent associés, voire confondus.

Dès l'époque carolingienne, les établissements religieux disposaient de leurs propres chalands pour assurer leur approvisionnement : Louis le Pieux exempte ainsi de tonlieu douze bateaux de Saint-Martin de Tours pouvant circuler sur la Loire, la Vienne, le Cher, l'Allier, le Loir, la Sarthe et la Mayenne (Noizet 2002).

Une quinzaine de péages ou tonlieux sont mentionnés aux 11e et 12e siècles, et la plupart d'entre eux sont associés à des ponts ou à des ports. Sur la Loire, des péages sont cités à Amboise, Tours, Saint-Cyr-sur-Loire, Luynes (autrefois Maillé), Langeais, le Port d'Ablevois à La Chapelle-sur-Loire, Candes-Saint-Martin ; sur la Vienne, à Antogny, Grouin, l'Ile-Bouchard et Chinon ; sur la Veude, à Champigny; sur la Creuse, à Balesme (commune de Descartes, autrefois La Haye).

A partir du 11e s., les péages et tonlieux font partie des « coutumes » instaurées dans le cadre de la seigneurie. Leur institution accompagnait souvent la construction d'un château : une notice du Cartulaire de Noyers rappelle ainsi que lorsque Hugues de Sainte-Maure construisit vers le milieu du 11e s. un nouveau château à Grouin, à la confluence de la Creuse et de la Vienne, il entreprit de lever un péage « comme il avait coutume de le faire dans ses autres possessions », mais qu'il finit par renoncer à l'exiger des habitants du bourg de l'abbaye de Noyers.

Les péages sont mentionnés dans les actes essentiellement à l'occasion des conflits qu'ils suscitent, ou des exemptions dont ils font l'objet. Une exemption totale, comme celle qui accompagne la construction du pont de Tours par le comte Eudes de Blois en 1034-1037, est exceptionnelle. Le plus souvent, les exemptions sont partielles : elles sont accordées à un établissement religieux particulier, parfois même pour un produit spécifié : le comte Geoffroi Martel accorda ainsi à l'abbaye de Marmoutier vers 1060 une dispense de tonlieu pour un chaland chargé de sel sur la Loire de Nantes à Tours. Les produits destinés au commerce étaient très fréquemment exclus de ces exemptions (Bienvenu 1957b). En 1189, le seigneur de L'Ile-Bouchard, sur la Vienne, accorda à l'abbaye de Cormery une exemption de péage pour les biens qui transitaient par sa seigneurie, mais uniquement ceux destinés à nourrir et vêtir les religieux.

Pour lutter contre la prolifération des péages, les mariniers de la Loire constituèrent une association, la « communauté des marchands fréquentant la rivière de Loire et fleuves descendant en icelle », qui est attestée à partir du milieu du 14e s. et qui fédérait les corporations établies dans les villes sur le cours du fleuve et de ses affluents navigables. Ses représentants conduisaient des négociations avec les seigneurs riverains et le pouvoir royal pour freiner la multiplication des lieux de perception (Mantellier 1867). En dépit des lettres-patentes délivrées par le roi pour limiter le nombre des péages, les documents de la fin du Moyen Age montrent qu'ils étaient encore nombreux à cette époque : si quelques-uns semblent avoir alors disparu, de nouveaux péages sont attestés sur la Loire à Pocé, Rochecorbon et Saint-Michel-sur-Loire ; sur le Cher à Savonnières, Bléré et Azay-sur-Cher ; sur la Vienne à Nouâtre; sur la Creuse à La Guerche (Mantellier 1867, 1 : 53-55 , 443-449) (carte 2).

L'absence de toute mention de tonlieu ou péage sur l'Indre, que ce soit dans les diplômes d'exemption des souverains carolingiens, dans les chartes des 11e-12e s. ou dans les documents relatifs à la « communauté des marchands fréquentant la rivière de Loire et fleuves descendant en icelle », révèle probablement un usage très limité de cette rivière pour la navigation. Il est sans doute significatif que l'abbaye de Cormery, qui avait obtenu des rois carolingiens des exemptions de tonlieu pour ses bateaux sur la Loire, la Vienne, le Cher, la Mayenne, l'Allier, le Loir, la Seine et même le Tenu - petit affluent de la Loire sur lequel se trouvait le Portus Vetraria, point de contrôle et principal débouché du sel de l'Atlantique (Bruand 2008) - n'en ait jamais demandé pour l'Indre, alors qu'elle-même était située dans cette vallée autour de laquelle se trouvait également localisé l'essentiel de ses prieurés dans le diocèse de Tours (Zadora-Rio 1992 : 21-24).

Références des sources utilisées [pdf]

Voir aussi :
- Le franchissement des rivières à l'époque gallo-romaine

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