Corpus
Dans son étude des donjons romans de l'Ouest, une terminologie aujourd'hui obsolète, André Chatelain avait répertorié en 1973 sept édifices de ce type en Touraine [carte 1] : Etableaux (commune du Grand-Pressigny), Langeais, Le Grand-Pressigny, Loches, Montbazon, Saint-Christophe et Semblançay (CHATELAIN 1973). Montrichard, situé dans l'ancien diocèse de Tours mais associé dans ce volume à d'autres constructions en terre blésoise, a toute sa place dans cette liste à laquelle il convient d'ajouter la résidence de Tours, mise au jour en 1976 (GALINIE 1977 ; 2007e).
Le point commun à ces édifices en pierre - ou plutôt dont seules les parties en pierre nous sont parvenues - est bien évidemment la tour mais, selon les cas, elle est le seul élément préservé ou elle est au contraire associée à d'autres constructions, en premier lieu des chemises et/ou des enceintes, mais aussi d'autres édifices ayant pu remplir des fonctions résidentielles et/ou publiques : l'identification des fonctions de ces différents bâtiments et leur éventuelle complémentarité sont au cœur des travaux les plus récents avec la révision des datations anciennes attribuées à ces ensembles, dont la compréhension dépend très fortement de leur état de conservation comme de la nature et de la date des études dont ils ont fait l'objet.
Le corpus sélectionné laisse de côté un édifice qualifié de turris qui aurait été achevé dans le château de Chinon par le comte de Blois Thibaut Ier dit le Tricheur (c. 910-975), selon la chronique de Nantes rédigée au milieu du 11e siècle. Cette mention de travaux, que l'on peut attribuer aux années 960, une fois que Thibaut était aussi comte de Chartres, peut renvoyer à des transformations architecturales identifiées lors des fouilles conduites de 2008 à 2010 : la réfection du rempart antique auquel fut adossé entre 935 et 989 un édifice quadrangulaire comportant au moins deux niveaux (DUFAŸ et CAPRON 2012 : vol. 1, 50-53 et vol. 2, fig. 41). Ces données textuelles et matérielles alimentent la question de l'origine des tours-maîtresses à vocation résidentielle. Au nord de la Loire comme dans le Midi de la France et en Espagne, des tours à trois niveaux sont reconnues dès le 10e siècle, qu'elles aient été construites ex nihilo ou résultent d'une surélévation souvent accompagnée d'une mise en défense de la résidence (BOURGEOIS 2006 : 130-132 ; BOURGEOIS 2013). Les tours mieux connues car plus nombreuses des 11e-12e siècles s'inscrivent donc dans la continuité de ces édifices antérieurs à l'an mil. De la même manière, la grande salle d'apparat à l'étage qui les caractérise (cf. infra) prolonge la tradition palatiale antique.
Implantation [carte 1]
La grande majorité de ces constructions est implantée sur un site de hauteur proche d'un cours d'eau, voire à la confluence de deux d'entre eux, sur un site d'éperon. Tel n'est pas le cas pour la résidence de Tours, que sa position dans l'angle nord-ouest du castrum, au débouché du pont édifié vers 1030 par le comte de Blois, rendait néanmoins très visible. Tel n'est pas le cas non plus du donjon de Semblançay situé au sud du bourg, au milieu d'une prairie circulaire correspondant à un ancien étang alimenté par la Choisille.
Topographie castrale
Malgré les perturbations nombreuses qu'ont subies ces sites, il demeure possible dans certains cas de restituer la topographie d'origine ou tout au moins une organisation spatiale ancienne, fondée sur la distinction de plusieurs cours. Ainsi, à Langeais, la tripartition encore observable appartient très certainement au dispositif d'origine [carte 2] (IMPEY, LORANS 1998). De même, au Grand-Pressigny, un fossé transversal délimite une haute et une basse cour alors qu'à Montrichard l'existence de l'enceinte basse n'est pas assurée au Moyen Âge (LEON-HOLZEM 2011 : 43-44). A cette bi- ou tripartition, s'ajoutent les cloisonnements créés par les chemises, éléments de protection rapprochée bien conservés au Grand-Pressigny, à Loches, Montbazon ou encore Montrichard, mais qui ne sont pas toujours contemporains de la tour. Les enceintes qui circonscrivent l'ensemble subsistent le plus souvent dans un état qui n'est pas antérieur au 13e siècle.
Description architecturale : plan, élévation et techniques de construction
Le terme de tour-maîtresse renvoie d'abord à un édifice de plan quadrangulaire - pour les 11e-12e siècles - présentant au moins deux niveaux d'élévation et jusqu'à cinq au Grand-Pressigny (BARDISA 1997 : 79). On peut globalement distinguer des plans carrés ou presque qui, en Touraine, ne dépassent pas 15 m de côté hors œuvre (Le Grand-Pressigny, Montrichard et Semblançay, le degré de conservation d'Etableaux et de Saint-Christophe ne permettant pas d'en déterminer les dimensions même si André Chatelain suggère un tracé carré) et des plans rectangulaires identifiés à Langeais, Montbazon et Loches, dont les murs gouttereaux sont compris entre 18 et 25 m et les murs pignons entre 10 et 15 m hors œuvre (chiffres arrondis) [Doc. 1].
La résidence de Tours associe un corps de bâtiment rectangulaire à une tour carrée de 6 m de côté au sud-est, le tout construit en une seule campagne [Doc. 2]. Ce plan se rapproche de celui de Langeais dont la façade orientale présentait deux tours à l'origine, celle du nord ayant pu servir de cage d'escalier [Doc. 3]. Dans le cas de Loches et de Montbazon, deux tours de hauteur différentes étaient accolées, le petit donjon abritant l'accès au grand, selon un dispositif d'origine à Loches mais non à Montbazon où l'avant-corps fut ajouté au moment où le donjon fut exhaussé de deux niveaux (MESQUI 1998 ; DALAYEUN, PAPIN 2007). D'une manière générale, l'accès à ces tours se faisait non pas au rez-de-chaussée mais au premier étage, pour des raisons de sécurité. On note des exceptions comme à Langeais ou au Grand-Pressigny où une porte est percée au niveau du sol extérieur. Alors que le rez-de-chaussée était souvent aveugle ou faiblement éclairé, les niveaux supérieurs bénéficiaient le plus souvent d'un bon éclairage grâce à des baies encadrant parfois des cheminées murales comme à Loches, Langeais ou encore Semblançay [Doc. 4]. On note toutefois la présence de murs entièrement aveugles, comme la face sud de la tour de Montbazon, exposée aux tirs depuis le plateau.
Les contreforts sont un élément commun à ces constructions tout en présentant une certaine diversité de forme [doc. 1, doc. 5 et doc. 6].
Ces constructions édifiées pour l'essentiel en calcaire turonien (tuffeau) présentent deux principaux types d'appareil :
- un petit appareil de moellons irréguliers noyés dans du mortier associé à des blocs de moyen appareil pour les éléments structurants tels que les contreforts ou les piédroits des ouvertures (Langeais, Montbazon, Tours, où le petit appareil n'est attesté qu'à l'intérieur) ;
- un emploi exclusif du moyen appareil (Le Grand-Pressigny, Loches, Montrichard et Semblançay) [doc. 5 et doc. 6].
L'identification des trous de boulin permet de restituer la position des échafaudages mis en place pour édifier ces constructions dont la hauteur conservée varie de 8-10 m à 37 m pour le grand donjon de Loches [doc. 5].
Interprétation fonctionnelle
L'interprétation fonctionnelle des édifices conservés se heurte à plusieurs problèmes. D'une part, les appellations présentes dans les sources écrites médiévales telles que oppidum, castrum, castellum, turris ou domus sont d'un faible secours compte tenu de leur caractère polysémique et interchangeable entre la partie et le tout ; il est dès lors presque impossible d'établir des corrélations précises entre des mentions textuelles et des vestiges, ce qui signifie aussi que ces mentions sont peu utiles dans le processus de datation (infra).
D'autre part, l'identification fonctionnelle des espaces conservés - en général transformés au cours des siècles - ne peut s'appuyer que sur de rares informations architecturales susceptibles de faire la part entre un usage plutôt résidentiel et plutôt public, tout en sachant qu'au Moyen Âge ces fonctions n'étaient pas exclusives les unes des autres et que la salle d'apparat pouvait devenir « chambre », au sens contemporain du terme, et inversement. En outre, latrines, cheminées et placards muraux sont compatibles avec ces deux usages principaux. C'est leur absence et les superficies utiles qui conduisent à s'interroger sur l'habitabilité de certains bâtiments ou niveaux. Enfin, il faudrait savoir si l'édifice en forme de tour qui subsiste était l'unique construction susceptible d'accueillir ces fonctions ou non, ce qui est rarement connu avec certitude en l'absence de mention textuelle suffisamment explicite et surtout de fouille extensive. A cet égard, Montrichard fait exception avec l'assurance de la construction quasi simultanée d'une aula, vers 1125, et d'une turris, vers 1130, identifiable à la tour maçonnée qui subsiste (IMPEY 2000).
Pour le corpus tourangeau, la fonction résidentielle est attribuée à toutes les tours suffisamment bien conservées sauf à celle du Grand-Pressigny, dépourvue d'équipements résidentiels : puits et latrines sont présents dans l'espace en L adjacent à la tour et fermé par une enceinte, ce qui incite à y localiser le logis (BARDISA 1997 : 78). En règle générale, le rez-de-chaussée, parfois pourvu d'un puits (Loches, Tours), est perçu comme un espace de stockage, le premier étage comme la grande salle d'apparat et les étages supérieurs, quand ils existent, comme des espaces à vocation davantage privée ; le dernier niveau peut aussi être utilisé comme salle des gardes en relation avec le chemin de ronde reconnu notamment au Grand-Pressigny et à Montrichard.
La fonction religieuse quant à elle apparaît sous deux formes distinctes : d'une part, la présence d'une chapelle dans la tour elle-même, avérée seulement à Loches où elle est établie au niveau 3 du petit donjon, en relation avec ce qui devait former les appartements dans le grand donjon (MESQUI 1998 : 98-99, pour lequel il s'agit du niveau 2 car il a baptisé le rez-de-chaussée niveau 0) ; d'autre part, sous la forme d'un édifice séparé dans l'enceinte castrale comme à Tours ou à Langeais, les deux cas n'étant pas exclusifs l'un de l'autre. A Loches, le site castral avait reçu une église collégiale à la fin du 10e siècle, avant la construction de la tour maîtresse dont la chapelle était réservée au maître des lieux et à son entourage proche.
L'appréciation de la fonction défensive de ces tours demeure un sujet de discussion. L'épaisseur des maçonneries - qui tourne en moyenne autour des 2 m - l'absence ou la rareté des ouvertures au rez-de-chaussée et son corolaire qui est l'accès à l'étage, comme la présence de chemises et de hourds confèrent indubitablement une certaine capacité défensive à ces constructions mais la recherche récente a mis en avant les points faibles de quelques-uns de ces édifices, à commencer par le célèbre donjon de Loches. En effet, seul l'accès principal, au rez-de-chaussée de la petite tour, pouvait être bloqué de l'intérieur, alors que la porte de communication entre escalier et grande salle, qui ouvrait vers la petite tour, ne pouvait pas l'être, pas plus que celle qui séparait la grande salle de l'escalier conduisant au niveau supérieur et qui ouvrait vers la grande salle pour ne pas bloquer l'étroit couloir (MESQUI 1998 : 95 ; MARSHALL 2002a : 144). Il semble donc que, malgré la présence d'un hourd au dernier niveau, qui revêtait autant une valeur d'agrément en temps de paix qu'une fonction défensive en cas de péril, les préoccupations d'ordre militaire n'aient pas prévalu dans la construction primitive de la tour de Loches, qui était alors dépourvue de chemise en pierre (MESQUI 1998 : 75-76).
Datation et statut des commanditaires
L'attribution de la construction de la tour de Loches aux années 1012-1035 sur la base d'analyses dendrochronologiques (DORMOY 1997 ; MESQUI 1998 : 101-103), alors que la dernière étude en date l'avait attribuée aux années 1100 (HELIOT, DEYRES 1987, largement fondé sur la thèse de P. Héliot présentée en 1926), a conduit à repenser la chronologie générale des tours-maîtresses, qui demeure néanmoins incertaine en l'absence d'autres datations en laboratoire. Le fait que la tour de Loches (Doc. 5), caractérisée par une haute élévation entièrement en moyen appareil et la présence d'aménagements résidentiels sophistiqués (couloirs et escaliers dans l'épaisseur des murs, cheminée et latrines à chaque étage, larges baies ouvrant sur la vallée de l'Indre), ait pu être édifiée aussi tôt ne signifie nullement que les tours en petit appareil et/ou de structure plus sommaire sont plus anciennes. Il faut se garder d'une vision linéaire de l'histoire de l'architecture et avoir en mémoire que la qualité de la construction dépend du commanditaire et de l'importance qu'il attache à telle place-forte.
Pour les tours érigées en Touraine aux 11e-12e siècles, une origine comtale - en l'occurrence angevine - est assurée à Langeais, Loches, Semblançay, Montbazon et Tours, les quatre premières constructions étant dues, de manière avérée ou probable, à Foulque Nerra (987-1040) et la dernière à Geoffroy Martel (1040-1060), après la prise de contrôle de l'ensemble de la Touraine par la famille d'Anjou en 1044. La tour de Saint-Christophe est traditionnellement attribuée à Hugues d'Alluyes, vassal de Foulque Nerra. Si ce même comte a établi la première fortification attestée par les textes à Montrichard, la construction de la tour qui subsiste serait le fait d'Hugues Ier d'Amboise, qui reprend la place en 1109. Globalement, la construction de ces tours-maîtresses s'échelonne entre le début du 11e siècle (Langeais passe pour la plus ancienne, vers l'an mil, mais ceci reste à confirmer) et le courant ou la fin du 12e siècle. Le cas du Grand-Pressigny, dont la datation a oscillé entre la première moitié du 11e siècle et le 13e siècle (BARDISA 1997 : 83-84), montre bien la difficulté de la démarche ; elle est maintenant attribuée au début du 12e siècle sur la base de datations dendrochronologiques et par radiocarbone (LACROIX 2014a).
Conclusion
Les tours-maîtresses de Touraine et plus généralement les sites castraux qu'elles dominent demeurent un objet d'étude nécessitant à la fois des relevés systématiques en plan et en élévation, des campagnes de fouille et des analyses en laboratoire quand fragments de bois ou de charbon de bois subsistent. Leur date de construction, leur commanditaire et leurs fonctions sont encore mal établis pour plusieurs d'entre elles. Aujourd'hui, les chercheurs qui les étudient insistent sur la fonction ostentatoire et symbolique de ces hautes tours plus que sur leur capacité défensive (DIXON 2002 ; LORANS à paraître ; MARSHALL 2002b ; MESQUI 1998). Y contribue la présence de contreforts, éléments communs aux tours civiles et aux édifices religieux érigés à la même époque, qui n'ont pas de véritable fonction de confortement. En Touraine, le parallèle est flagrant à Loches entre la tour-maîtresse qui se dresse au sud du promontoire et la tour édifiée en avant de la façade occidentale de la collégiale Notre-Dame (aujourd'hui Saint-Ours) et l'on peut aussi évoquer la tour des cloches, clocher séparé de l'abbatiale romane de Marmoutier, aux allures de donjon, qui se dresse sur le coteau dominant la Loire.
Voir aussi :