Les châteaux du Moyen Age central (900-1200)


Elisabeth Zadora-Rio

La multiplication des mentions de châteaux, entre 900 et 1200, ne résulte pas uniquement de l'accroissement de la documentation conservée pour cette époque : elle reflète aussi, indubitablement, la montée en puissance de lignages aristocratiques de plus en plus nombreux. Les comtes, qui au cours du 10e s. ont renforcé leur assise régionale et acquis l'exercice de la plupart des droits régaliens, doivent à leur tour composer avec les ambitions de leurs fidèles ; l'émergence des seigneuries châtelaines, à partir du 11e s., a entraîné un nouveau démembrement de la puissance publique et une polarisation autour des châteaux des pouvoirs de commandement (ou droits de ban) en matière de justice, de fiscalité, de service militaire.

Bien que les termes latins utilisés pour désigner les établissements fortifiés de l'Antiquité tardive - castrum, castellum ou oppidum - soient restés en usage au cours du Moyen Age central, des transformations majeures sont intervenues au cours de cette période, tant dans la conception architecturale des forteresses que dans leur fonction sociale.

Alors que les castra du haut Moyen Age étaient caractérisés par de vastes enceintes collectives, les châteaux du Moyen Age central occupent généralement une superficie plus réduite, à l'échelle d'une famille seigneuriale et de son entourage (Fournier 1978). Dans un contexte de militarisation des lignages aristocratiques et d'une exacerbation des conflits armés au sein des sociétés locales, s'impose alors un peu partout un type de résidence fortifiée caractérisé par la présence d'une tour-maîtresse (terme qui a supplanté celui de donjon qui a longtemps été privilégié dans l'historiographie), située à l'intérieur ou en bordure d'une enceinte qui délimitait une basse cour, parfois comprise dans un ensemble fortifié plus vaste.

En Touraine, où les sites fortifiés attestés dans l'Antiquité tardive et le haut Moyen Age à Amboise, Chinon, Loches, Maillé, Preuilly et La Haye sont restés en usage, cinq nouvelles forteresses sont mentionnées dans le courant du 10e s. : en 925 à Nouâtre, en 987 à L'Ile-Bouchard; en 994-995 à Langeais, entre 996 et 1006 à Montbazon et en 999 à Rochecorbon, où la fortification occupe un éperon barré sur l'emplacement d'un oppidum de la fin de l'âge du Fer (Guillot 1972, Laruaz 2011, Dalayeun 2013).

Les mentions de châteaux se multiplient ensuite rapidement au cours des 11e-12e s.: une trentaine de fortifications sont nouvellement attestées en Touraine au cours de ces deux siècles. Il faut certainement y ajouter la tour-maîtresse du Grand-Pressigny, datée par l'archéologie de la première moitié du 12e s. (Lacroix 2010b, Lacroix 2014), et celle d'Etableaux, que ses caractéristiques architecturales permettent d'attribuer également à cette époque (Lorans 2013). Ce dénombrement d'une quarantaine de châteaux n'est certainement pas exhaustif, et il est probable que certaines fortifications de terre médiévales non attestées par les sources écrites appartiennent également à cette période, mais compte-tenu des incertitudes qui pèsent, en l'absence de fouille, non seulement sur la datation, mais même sur l'identification de ces sites, ils font l'objet d'une notice distincte (Zadora-Rio 2014).

Dans leur majorité, ces châteaux, comme les établissements fortifiés antérieurs, occupent des hauteurs, éperons barrés en position d'interfluve ou rebords de vallée. Le cas de l'Ile-Bouchard, où le château, attesté à la fin du 10e s., a été construit sur une île au milieu de la Vienne, constitue une exception notable.

Certains de ces châteaux ont totalement disparu, et la plupart des autres ont été reconstruits à la fin du Moyen Age ou dans les Temps modernes. Les tours-maîtresses des 11e-12e s. ont été conservées en élévation à Etableaux, Langeais, Montbazon, Le Grand-Pressigny, Loches, Saint-Christophe-sur-le-Nais, Semblançay et Montrichard et les vestiges de celle du château de Tours ont été mis au jour par les fouilles (Galinié 1977, Galinié 2007, Lorans 2013, Lorans à paraître). A Chinon, la construction de la tour-maîtresse par le comte Thibaud le Tricheur peu après le milieu du 10e s. est mentionnée par la Chronique de Nantes, et ses substructions ont été récemment identifiées par l'archéologie (Dufaÿ, Capron 2012 : 50-53). D'autres tours, dont il ne reste aucune trace, sont mentionnées dans les sources écrites, à Maillé entre 995 et 1004, à La Haie et à l'Ile-Bouchard à la fin du 11e s. (Lex 1892 : 127-129 ; Cartulaire de Noyers, n°74 et 143). La ville d'Amboise au 11e s. abritait au moins trois tours maîtresses : la Tour de pierre, qui fut construite vers 1027 par Sulpice, trésorier de Saint-Martin de Tours et fidèle du comte Foulque Nerra, et fut assiégée par le comte Eudes de Blois et le roi Henri I ; la Motte-Foucois, donnée par le comte Geoffroy Martel vers 1044 à un de ses fidèles, Foucois de Thorigné ; enfin la résidence comtale, désignée par le terme de domicilium, mais son rôle militaire dans les luttes qui opposèrent vers 1068 le comte Foulque le Réchin et Sulpice d'Amboise, seigneur du château de Chaumont-sur-Loire et de la Tour de pierre à Amboise, ne laisse aucun doute sur son caractère fortifié. Des mottes sont mentionnées également à Nouâtre (Cartulaire de Noyers n°483, vers 1134), et à Brayes (aujourd'hui Reignac) (Chroniques. :107), mais dans les sources médiévales le terme n'a pas nécessairement le sens de tertre artificiel que les archéologues lui donnent habituellement : le terme de mota, comme celui de rupes, plus littéraire, peut s'appliquer tout aussi bien à des reliefs naturels supportant une construction fortifiée, qu'à une butte de terre rapportée.

Toutes ces fortifications ne sont pas devenues des sièges de seigneuries châtelaines. Certaines sont restées dans le domaine comtal, notamment celles d'Amboise, Chinon et Loches. D'autres n'ont eu peut-être qu'une existence éphémère : cela pourrait être le cas de Montboyau, château édifié par Foulque Nerra vers 1017, sur l'emplacement d'un oppidum de l'âge du Fer occupant un éperon barré, au cours de la guerre qu'il livra à Eudes de Blois pour conquérir la Touraine, et qui ne semble plus jouer aucun rôle après 1026, pour autant qu'on puisse en juger à partir des seules sources écrites (Halphen 1906 : 44). Ce fut sans doute aussi le cas de Tavant, villa dotée d'un prieuré de l'abbaye de Marmoutier, qui fut fortifiée par Geoffroy Fuel au cours de la guerre qui l'opposa en 1070-1071 à son neveu pour la possession du château de l'Ile-Bouchard (Zadora-Rio, Gauthiez 2003 :332-334).

Le rôle des châteaux dans le regroupement de l'habitat a été reconsidéré au cours des dernières décennies : alors que l'historiographie des années 1970-1980 voyait dans leur multiplication un puissant facteur de réorganisation du peuplement rural, conduisant en quelques décennies, à la charnière du 10e et du 11e s., à la formation de nouvelles agglomérations, les recherches récentes tendent à montrer que leur effet sur l'habitat a été beaucoup plus limité et s'est inscrit dans une durée pluri-séculaire (Lauwers 2013).

En Touraine, seule une minorité de châteaux a été à l'origine de la formation d'une agglomération nouvelle. Généralement construits sur le territoire d'anciennes villae, sur une hauteur située à quelque distance de l'église, ils ont entraîné un déplacement et un perchement de l'habitat. Comme en Anjou, où ce phénomène a eu une plus grande ampleur (Zadora-Rio 1987), ces châteaux, souvent construits à l'initiative du comte, ont été à l'origine de nouvelles agglomérations aux toponymes caractéristiques (Montrésor, Montbazon, Montrichard, Château-Renault...).

Beaucoup d'autres sont situés dans des agglomérations préexistantes, qui étaient déjà dotées d'une église beaucoup plus ancienne. Le fait est avéré pour ceux qui se trouvent dans des localités où la présence d'un lieu de culte est déjà attestée par Grégoire de Tours (Amboise, Chinon, Loches, Maillé, Langeais, Bléré, Brayes, Sainte-Maure de Touraine, Le Grand-Pressigny).

Si l'impact de la construction des châteaux sur le réseau paroissial paraît avoir été relativement faible, ils ont joué en revanche un rôle important dans l'urbanisation des agglomérations dans lesquelles ils ont été implantés, en favorisant, grâce aux donations seigneuriales à des établissements monastiques, la construction de nouvelles églises, l'établissement de prieurés, et la fondation de bourgs. On trouve mentionnées ainsi, aux 11e-12e s., quatre églises à L'Ile-Bouchard et à Langeais, une abbaye et quatre églises à Preuilly-sur-Claise, trois églises à Sainte-Maure-de-Touraine, de même qu'à Amboise et à La Haye. Chinon, là encore, sort du lot avec, outre la collégiale Saint-Mexme, six églises dédiées à Saint-Etienne, Saint-Maurice, Saint-Martin, Saint-Louand (prieuré de l'abbaye Saint-Florent de Saumur), Saint-Mélaine (prieuré de l'abbaye de Bourgueil implanté dans l'enceinte du château)et Saint-Jacques. L'existence de bourgs castraux est attestée auprès de onze châteaux (carte n°2). Si un seul bourg est mentionné à Amboise, Rillé, Château-la-Vallière, Château-Renault, Preuilly-sur-Claise, Cinq-Mars-la-Pile, Saint-Christophe-sur-le-Nais, d'autres châteaux ont donné naissance à des bourgs multiples : quatre à six à L'Ile-Bouchard, deux à Sainte-Maure, deux à La Haye, deux à Semblançay (Lorans 1990 ; Zadora-Rio, Gauthiez 2003).

Les châteaux ont eu un rôle économique important dans le développement des échanges. Aux 11e-12e s., les sources écrites attestent la présence d'un marché et/ou d'une foire dans 17 localités, dont 13 sont des agglomérations castrales (carte n°3) (Zadora-Rio 2008 : 95-97).

La construction des châteaux a donc joué un rôle structurant dans la constitution de l'armature urbaine, qui se traduit, aujourd'hui encore, par le fait qu'une majorité de chefs-lieux de canton est constituée d'agglomérations castrales du Moyen Age. Son influence a cependant été de courte durée : seules les localités qui ont été dotées d'un château avant le milieu du 11e s. ont pu trouver place dans ce réseau urbain médiéval. Le poids de l'héritage de l'Antiquité tardive paraît avoir joué un rôle déterminant dans sa hiérarchisation si on en juge par le cas d'Amboise, Chinon, Loches et Langeais, qui sont restées jusqu'aux Temps modernes les principales villes de Touraine après Tours.

Sources citées :

Cartulaire de Noyers : Cartulaire de l'abbaye de Noyers, éd. C. Chevalier, Tours 1872 (Mémoires de la Société archéologique de Touraine, 22)

Chroniques : Chroniques des comtes d'Anjou et des seigneurs d'Amboise, éd. L. Halphen et R. Poupardin, Paris 1913.

Voir aussi :
- Amboise : la ville gauloise et gallo-romaine
- Le réseau urbain médiéval et moderne
- Les castra de l'Antiquité tardive et du haut Moyen Age (400-900)
- Château-Renault, topographie historique et morphologie urbaine
- Chinon, l'évolution du site castral de la fin de l'âge du Fer à la fin du Moyen Âge
- Le Grand-Pressigny, le site castral
- Langeais, le site castral au Moyen Age
- Châteaux et enceintes urbaines à la fin du Moyen Age
- Amboise, le château et la ville aux 15e-16e siècles
- Montbazon, le château et la chapelle castrale
- Les tours-maîtresses des 11e et 12e siècles
- Les fortifications de terre médiévales et leurs avatars : perspective historiographique

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