Le réseau urbain médiéval et moderne


Elisabeth Zadora-Rio

Outre Tours, capitale régionale depuis le Haut-Empire, le réseau urbain médiéval et moderne comprend tout un ensemble d'agglomérations secondaires dont il n'est pas facile d'arrêter la liste. Pour déterminer si une agglomération peut être considérée comme une ville, historiens et archéologues ont établi une série d'indicateurs permettant d'estimer sa place dans les réseaux d'autorité administrative, civile ou religieuse, son rôle économique (production et échanges) et son poids démographique. Ces indicateurs, qui varient dans le temps, sont très inégalement éclairés par nos sources. Aucun d'entre eux ne suffit, à lui seul, à « faire la ville » : c'est leur accumulation qui est significative, dans la mesure où elle révèle un embryon d'organisation complexe (document 1 et document 2) (Lepetit 1988, Galinié, Royo 1992-1997, Galinié 2000).

1 - Les petites villes médiévales (11e-15e s.)

- Les réseaux d'autorité civile et ecclésiastique

- Les châteaux

Le siège d'une seigneurie châtelaine, matérialisé par un château, est le lieu d'exercice de fonctions administrative, fiscale, militaire et judiciaire dont la portée définit le territoire castral. Son existence entraîne une diversification de la structure sociale de l'agglomération dans laquelle il se trouve : outre la présence plus ou moins permanente de la famille châtelaine et de ses serviteurs, elle implique celle d'un entourage de chevaliers et d'officiers seigneuriaux (dont le nombre a augmenté au cours du Moyen Age), ainsi que celle d'un personnel ecclésiastique plus ou moins important. Mûs par un souci de prestige, le désir d'assurer leur salut et la volonté d'attirer des habitants, les seigneurs châtelains s'efforcèrent de favoriser, par des donations, l'établissement de communautés religieuses (abbayes, prieurés, collégiales), la fondation d'églises, la création de bourgs.

- Les établissements religieux

Les établissements religieux ont parfois été également à l'origine d'agglomérations fortifiées. Le castrum construit par le Chapitre de Saint-Martin de Tours au 10e s. constitua pendant plusieurs siècles, sous le nom de Châteauneuf, une agglomération fortifiée indépendante de la cité épiscopale de Tours, avec laquelle elle formait une entité urbaine bipolaire (Galinié 2014).

Parmi les abbayes bénédictines, certaines, comme Cormery et Bourgueil, ont suscité également la formation d'une agglomération fortifiée. Deux abbayes ont été associées topographiquement à des châteaux : celle de Beaulieu-lès-Loches, qui fut fondée par Foulque Nerra face au château comtal de Loches dont elle est séparée par le cours de l'Indre, et celle de Preuilly, fondée au début du 11e s. au pied du château par le seigneur du lieu (Document 3).

Les établissements bénédictins ont aussi joué un rôle important dans l'essor des agglomérations castrales par l'intermédiaire de leurs prieurés, dont la fondation est souvent intervenue à la suite d'importantes donations des châtelains. Les prieurés, qui étaient les centres de gestion des domaines monastiques, comptaient peu de moines (rarement plus de deux) mais ils ont pris une part active dans le développement des infrastructures économiques (moulins, étangs, pêcheries). Ils ont également attiré de nouveaux habitants en fondant des bourgs auprès des églises qu'ils ont reçues ou construites (Lorans 1990). Ces nouveaux quartiers greffés sur les agglomérations castrales sont en partie responsables de la morphologie polynucléaire qui caractérise de nombreuses villes au Moyen Age et qui est encore perceptible sur les plans du cadastre napoléonien (document 4, document 5, document 6,document 7).

Les fondations de collégiales, formées d'un groupe de chanoines qui avaient pour office de prier à la gloire d'un saint ou à l'intention du fondateur et de sa famille, ont sans doute joué un moindre rôle dans le développement des agglomérations, mais pour les châtelains elles représentaient à la fois une source de grand prestige et une assurance sur l'au-delà. Dans le diocèse de Tours, il y eut deux vagues distinctes de fondations castrales. Les quatre collégiales qui sont attestées aux 11e-12e s., en dehors du chef-lieu de cité, ont été fondées auprès de châteaux comtaux (Saint-Florentin d'Amboise, Saint-Mexme de Chinon, Notre-Dame de Loches), et auprès du château de l'archevêque à Saint-Martin de Candes. Une seconde vague de créations de collégiales castrales eut lieu entre 1470 et 1574 (Chevalier 1981 ; Noblet 2014).

- Les indicateurs économiques

L'importance économique des agglomérations tourangelles, au Moyen Age, est difficile à évaluer. Certains éléments cependant en donnent un aperçu. Les foires et les marchés mentionnés à partir du 11e s. sont principalement associés aux agglomérations castrales. La présence de halles est attestée à la fin du 15e s. à Tours, Amboise, Chinon, Loches, Montbazon et Luynes. Des moulins associés à des industries telles que les tanneries, fouleries, teintureries, sont cités à Loches, Château-Renault, Amboise et Tours. Des ports fluviaux, souvent de simples débarcadères, soulignant l'importance des voies d'eau dans les communications, sont attestés à Tours, Amboise, Langeais, Chinon, L'Ile-Bouchard, La Haye, Cinq-Mars-la-Pile, Luynes, Candes-Saint-Martin, Nouâtre. Les principales agglomérations de Touraine sont situées au sud de la Loire, là où se trouvent ses principaux affluents (Galinié, Audinet 1992 ). La présence royale à Tours au 15e s., au temps où la ville était la capitale du royaume, entraîna une diversification plus ou moins durable de ses industries : des manufactures d'armes, de broderie, d'orfèvrerie et de soie y sont attestées (Galinié 2014).

- Les indicateurs démographiques

En l'absence de dénombrements de la population, les indicateurs disponibles ne peuvent donner qu'un ordre de grandeur. Le nombre des églises et celui des paroisses sont des éléments d'appréciation de l'importance relative des agglomérations. On dénombre ainsi quinze paroisses à Tours, quatre à Chinon, Preuilly, L'Ile-Bouchard, une paroisse à Loches et trois à Beaulieu-lès-Loches, deux à Amboise, à Langeais, à La Haye (Descartes) et à Maillé (Luynes) (Document 1).

A partir du 13e s. la présence et le nombre des ordres mendiants - c'est-à-dire principalement les Franciscains (ou Jacobins), les Dominicains (ou Cordeliers), les Carmes et les Augustins - constituent également un indicateur de l'importance démographique des villes. Contrairement aux ordres fondés antérieurement, ils doivent subvenir à leur subsistance par la mendicité et ils ont pour mission première la prédication, ce qui les conduit à s'implanter dans les villes d'une certaine importance. Au 14e s., Tours comptait quatre couvents, Loches et Chinon en possédaient un. Amboise accueillit un premier couvent en 1412, puis un second en 1491 (Galinié 1993).

L'importance de la population à la fin du Moyen Age a pu être grossièrement estimée dans quelques cas : le nombre des habitants de Tours, évalué à 10000 au début du 14e s., serait tombé à 7 ou 8000 au début du 15e s. et serait remonté à 10-12000 au début du 15e s., lorsque la ville était capitale royale. Amboise pouvait compter 1500 à 2000 habitants, Loches avec Beaulieu environ 2000, et Chinon 3000 après 1450, au moment de la reprise démographique (Galinié, Audinet 1992).

- L'identité urbaine

Au Moyen Age comme dans les Temps modernes, une ville ne se conçoit pas sans la présence d'une enceinte. Au-delà de son rôle défensif, celle-ci a une fonction symbolique dont le rôle a été important dans la construction de l'identité urbaine et la genèse institutionnelle des corps-de-ville. La ville de Tours, qui reçut en 1356 du roi Jean le Bon l'autorisation de construire une enceinte réunissant les deux pôles de Châteauneuf-Saint-Martin et de la Cité, obtint en même temps le droit de lever des impôts et de tenir des assemblées générales d'habitants chargées d'élire les responsables de la défense commune, point de départ de la conquête de l'autonomie administrative qui caractérise les « bonnes villes » (Chevalier 1985 : 113). Les comptes de la ville d'Amboise, conservés à partir de 1421, témoignent également de la part prise par la communauté d'habitants à l'entretien des défenses (Gaugain 2014a).

Certaines enceintes sont représentées par des tours et des courtines encore en élévation (Salamagne 2014), d'autres ne sont plus attestées que par des traces dans le parcellaire et la voirie. Bourgueil et Beaulieu-lès-Loches, sièges d'abbayes, ont été dotées d'une enceinte urbaine, l'une au 13e et l'autre au 14e s. (Scheffer, Dalayeun 2014). Ce fut également le cas, au 15e s., de l'agglomération constituée autour de l'abbaye de Cormery, bien que son développement ait été très limité (Lorans 1996).

Si la présence d'une ou plusieurs enceintes témoigne d'une ambition urbaine, elle ne suffit pas toujours. Plusieurs agglomérations (Azay-le-Rideau, Ligueil...) furent pourvues de défenses englobant des quartiers d'habitation sans atteindre pour autant le seuil de l'urbain (quelle que soit la part d'approximation que comporte la définition de celui-ci).

Le développement des institutions, à la fin du Moyen Age, se manifeste par l'édification de bâtiments qui représentent des signes du pouvoir urbain : Amboise, comme Tours, dispose d'un hôtel de ville au 15e s., et Loches à partir de 1543. Amboise, Loches et Château-Renault possèdent un beffroi à la fin du Moyen Age (Galinié, Audinet 1992 ; Gaugain 2014a).

- La hiérarchie urbaine à la fin du Moyen Age

Tous les indicateurs retenus (Document 1) convergent donc pour mettre au premier rang des petites villes médiévales, mais loin derrière Tours, les agglomérations d'Amboise, Chinon, Loches avec Beaulieu, qui se distinguent, à la fin du Moyen Age, par la présence de couvents mendiants et de paroisses multiples. Un deuxième groupe, qui comprend L'Ile-Bouchard, Preuilly, La Haye (Descartes), Sainte-Maure, suivi par Langeais et Luynes, se différencie par la présence d'un ou plusieurs bourgs, et/ou d'églises multiples et de plusieurs paroisses. Un dernier groupe (Château-Renault, Bourgueil, Rillé, Château-la-Vallière, Semblançay, Cinq-Mars-la Pile...) présente certains caractères communs avec les petites villes, mais atteint à peine le seuil. Dans cette liste, Bourgueil représente la seule agglomération constituée autour d'une abbaye. Toutes les autres sont des agglomérations castrales, et on constate que seules les localités qui ont été dotées d'un château avant le milieu du 11e s. ont pu trouver place dans ce réseau urbain médiéval. Le poids de l'héritage antique paraît avoir joué un rôle important dans sa hiérarchisation, si on en juge par le cas d'Amboise, Chinon, Loches et Langeais, qui étaient déjà des agglomérations importantes à l'époque romaine et dans l'Antiquité tardive.

Un document, établi en 1538, permet de comparer la richesse présumée des principales villes de Touraine avec les autres villes du royaume au début du 16e s. (Galinié 1994). Au mois de février 1538, le roi François Ier, pour la solde de vingt mille hommes de pied pendant trois mois, ordonna la levée d'une taxe sur les bonnes villes et les cités franches du royaume. L'administration royale établit une liste des villes, « l'estat des villes de ce royaume », en précisant pour chacune d'elles sa capacité contributive. Dans la liste, qui comporte 227 entrées pour l'ensemble du royaume, les villes sont classées selon la richesse estimée de leurs habitants. Leur contribution va de l'entretien de cinq hommes, pour les plus petites, jusqu'à trois mille hommes, pour Paris, à raison de six livres tournois par homme et par mois. Tours vient au 9e rang, de même que Chartres et Bourges (1200 livres tournois pour 200 hommes), loin derrière Orléans qui figure au 4e rang (4800 lt pour 800 hommes). Amboise et Loches apparaissent au 14e rang, de même que Vendôme (150 lt, 25 hommes). Elles sont situées derrière Blois, qui vient au 11e rang. Chinon n'arrive qu'au 17e rang (60 lt, 10 hommes), de même que Montrichard (Loir-et-Cher) (Galinié 1994).

La carte 1 montre que les villes de rang 2 en Touraine sont situées au sud de la Loire, à une distance de l'ordre de 25 à 50 km de Tours. Les agglomérations de rang 3 sont situées au-delà de cette couronne, au sud-ouest, le long des vallées de la Vienne et de la Claise, et sont séparées par des distances de 15 à 25 km. Au nord de la Loire, à part Langeais et Luynes, seules sont présentes des agglomérations de rang 4, qui atteignent à peine le seuil de l'urbain. Le déséquilibre de part et d'autre de la Loire est frappant : toutes les agglomérations secondaires d'une certaine importance sont situées au sud, alors que le nord, au-delà de la Vallée, apparaît comme un désert urbain.

2 - Les chefs-lieux de l'administration royale (16e-18e s.)

L'administration royale qui s'est progressivement imposée à partir de la fin du Moyen Age s'est appuyée sur le réseau urbain médiéval dont elle a renforcé la hiérarchisation (carte 2).

La généralité de Tours, instituée en 1542, qui comprenait également le Maine et l'Anjou, était l'une des plus vastes du royaume. Elle était divisée en subdélégations (ou élections) dont les chefs-lieux, dans les limites du département d'Indre-et-Loire, étaient Tours, Amboise, Chinon et Loches (Gorry 2014e). Ces mêmes villes étaient également des chefs-lieux de bailliages royaux, mais une cinquième agglomération, Langeais, remplissait les mêmes fonctions dans l'administration de la justice royale (Gorry 2014c) (Document 2). Enfin, les cinq chefs-lieux de subdélégations et/ou de bailliages royaux étaient également chefs-lieux de greniers à sel, mais la liste de ceux-ci était plus étendue et comprenait d'autres localités : au sud de la Loire, les agglomérations de Preuilly, Sainte-Maure, La Haye (Descartes), Bléré (jusqu'en 1694), et au nord de la Loire, peu urbanisé, le village de Neuvy-le-Roi ainsi que l'agglomération fortifiée formée autour de l'abbaye de Bourgueil, qui perdit son rôle de chef-lieu lors de la réorganisation des ressorts de juridiction des greniers à sel en 1727 (Gorry 2009) (Document 2).

La seule modification intervenue dans le réseau urbain tourangeau fut la création de la ville de Richelieu aux confins de la Touraine, de l'Anjou et du Poitou (document 8) : en 1631, le cardinal de Richelieu obtint de Louis XIII par lettres patentes l'autorisation de fonder, près du château qu'il faisait édifier sur son lieu de naissance, une ville close, monument bâti à sa gloire (Maillard 2002; Toulier 2005). Dès 1634, la ville devint siège d'une élection par transfert de celle de Mirebeau, en Poitou, et le siège d'un grenier à sel aux dépens de Loudun. Si le transfert du grenier entraîna uniquement le déménagement des officiers concernés, qui quittèrent Loudun pour Richelieu, dans le cas de l'élection, le transfert s'accompagna d'une modification du territoire concerné : dix-huit collectes furent soustraites à l'élection de Chinon pour être attribuées à Richelieu (Gorry 2014e). Les institutions de la justice royale restèrent à l'écart de ces changements : le cardinal organisa la justice dans le cadre du duché pairie dont il avait obtenu la création par le roi, et Richelieu ne devint jamais le chef-lieu d'un bailliage royal. La ville n'eut qu'une seule paroisse, qui fut créée au détriment de celle de Saint-Martin-du-Sablon, dont elle entraîna la suppression (Gorry 2008). Richelieu fit appel dès 1638 à saint Vincent de Paul qui établit à Richelieu une des premières maisons de la Mission fondée en province, à laquelle la cure de Richelieu fut unie en avril 1646. La ville n'accueillit aucune autre institution religieuse : ni chapitre, ni couvent de mendiants. En dépit des nombreux privilèges fiscaux et commerciaux dont elle avait été dotée dès l'origine par le cardinal, la ville ne connut aucun réel développement et n'exerça pas une grande attraction sur la population de la région. Contrairement aux autres sièges d'élections et à la moitié des autres sièges de greniers à sel, elle n'obtint jamais de relais de poste à cheval, dont la présence favorisait l'accès à l'information et facilitait les interactions au sein du réseau urbain à l'échelle régionale et nationale (Bretagnolle, Verdier 2014).

Dans les chefs-lieux où ils étaient juxtaposés, les divers bureaux de l'administration royale qui exerçaient des pouvoirs de commandement et impliquaient un personnel relativement important (en particulier les bailliages, en raison du nombre des officiers de justice et de leurs auxiliaires), modifiaient la structure socio-culturelle de la population, engendraient des flux d'administrés, et renforçaient le poids démographique des agglomérations qui les accueillaient. Leur accumulation a conforté la position, loin derrière Tours cependant, des villes d'Amboise, Chinon, Loches, suivies de Langeais, qui figuraient déjà en bonne place dans le réseau urbain médiéval et dont les antécédents remontent à l'époque romaine et à l'Antiquité tardive.

Le maillage urbain médiéval a donc persisté sans grand changement jusqu'à nos jours, puisqu'on n'observe aucune disparition et une seule création, à l'époque moderne, celle de la ville de Richelieu, qui n'a pas entraîné de modification importante du système. Cette stabilité du réseau urbain en Touraine révèle le poids des situations acquises depuis l'Antiquité, et la permanence de la géographie du pouvoir.

Voir aussi :
- Les routes de la poste à cheval, de 1632 à 1833
- Beaulieu-lès-Loches, le bâti médiéval
- Les castra de l'Antiquité tardive et du haut Moyen Age (400-900)
- Les léproseries au Moyen Age
- Château-Renault, topographie historique et morphologie urbaine
- Tours, de Caesarodunum à la ville sub-contemporaine
- Châteaux et enceintes urbaines à la fin du Moyen Age
- Amboise, le château et la ville aux 15e-16e siècles
- Les châteaux du Moyen Age central (900-1200)

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